« Avant la loi de séparation des églises et de l’État, le culte était un service public qui fut considéré autrefois comme le plus important ». Trois ans après cette affirmation de Gaston Jèze1Gaston Jèze, note sous CE, 21 mars 1930, Société agricole et industrielle du Sud-Algérien ; RDP 1931, p. 763, spéc. p. 767, Marcel Waline annotait un arrêt de la Cour de Paris : l’incompétence de l’autorité judiciaire était confirmée, au motif qu’« il est sans intérêt que depuis la loi du 9 déc. 1905 le culte ait perdu le caractère de service public, (…) l’affectation à l’usage direct du public suffisant à justifier la domanialité publique »2Paris, 13 mai 1933, Ville d’Avallon ; D. 1934, II, 101.
L’annotateur soulignait le caractère catholique de « la catégorie de beaucoup la plus nombreuse [des] édifices affectés, avant 1905, aux cultes ». L’affaire lui servait de prétexte pour défendre une « idée traditionnelle, mais sage (une idée traditionnelle n’est pas forcément fausse) », à propos des biens relevant du domaine public3Marcel Waline, note préc., p. 103.
Il relevait d’ailleurs la reprise de l’argumentation du commissaire du Gouvernement Corneille, dans ses conclusions sur un arrêt célèbre, Commune de Monségur4CE, 10 juin 1921, Commune de Monségur ; D. 1922, III, 26, reproduites dans l’ouvrage ci-contre, n° 66, pp. 663 et s. Un « exercice de gymnastique » atypique avait entraîné des conséquences dramatiques pour un enfant ; le recours formé en son nom allait être rejeté par le Conseil d’État.
En ce 9 décembre où il sera question de la séparation, il est intéressant de (re)lire Corneille évoquer « les lois de séparation, notamment l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907, qui, après avoir remis aux communes la propriété des églises, déclare qu’à défaut d’associations cultuelles, elles restent à la disposition de la communauté des fidèles, sauf désaffectation prononcée dans les formes et dans les conditions expressément prévues par la loi »5Concl. préc., p. 664. Jean Baubérot complète : ces « lois de séparation au pluriel » (dont celle du 13 avril 1908) « avantagent le catholicisme par rapport aux autres cultes qui se sont conformés à la loi de 1905 »6Jean Baubérot, « La laïcité », in V. Duclert et C. Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2ème éd., 2007, p. 202, spéc. pp. 206-207.
Revenant sur le « conflit des laïcités séparatistes lors de l’ajout à l’article 4 », en 1905 (je les évoquais dans ce portrait), l’auteur reproche à un autre historien d’« évacuer l’enjeu du dissensus »7Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, éd. MSH, 2015, pp. 61 et s., spéc. 64, en citant Jean-Paul Scot, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Seuil, 2005, p. 240.
En titrant « L’État chez lui, l’Église chez elle », Jean-Paul Scot reprend – en l’inversant – une formule de Victor Hugo ; il y a là une entrée possible dans ma thèse, conduisant notamment à ce discours de 1850, et j’ai découvert récemment un arrêt qui m’a fait penser à la formule qu’il a choisie pour titrer son ouvrage : saisi par des pasteurs, le Conseil d’État a pu juger, à propos d’une « salle constitu[ant] un édifice servant à l’exercice du culte [protestant] », qu’une délibération du conseil municipal décidant de « diviser cette salle en deux parties » portait atteinte à « l’art. 13 de la loi » de 1905 ; il parvenait à cette conclusion après avoir noté qu’« en vertu d’un usage constant [depuis 1845], le service ordinaire du culte y est célébré le dimanche et les services extraordinaires n’y ont lieu qu’après quatre heures du soir [sic], sans, d’ailleurs, que cette affectation ait causé une gêne pour le service public de l’enseignement »8CE, 15 juill. 1938, Association cultuelle d’Allondans-Dung et Consistoire de Montbéliard, Rec. 673, spéc. p. 674. Plus anecdoctique, cette illustration de 1938 laisse aussi percevoir qu’il n’y a pas une, mais des laïcités-séparation : non seulement la plupart des « édifices des cultes » restent des propriétés publiques après la loi de « séparation » (v. son titre III, art. 12 et s.), mais elle peut s’opérer en fonction du temps sans exiger celle des espaces affectés.
Dans la période récente, Vincent Valentin a développé l’idée d’un « évidement progressif du principe », notamment marqué par « une sorte de validation jurisprudentielle » cinq ans plus tôt (avec cinq décisions du même jour, le 19 juillet 20119Vincent Valentin, « Remarques sur les mutations de la laïcité. Mythes et dérives de la « séparation » », RDLF 2016, chron. n° 14. Cette année-là, Pierre-Henri Prélot s’attachait « à démontrer qu’en dépit des idées communément reçues, [la loi n° 2010-1192 (relative au « voile intégral »)] s’inscrit en contradiction profonde avec la loi de 1905 »10Pierre-Henri Prélot, Société, Droit & Religion n° 2, Dossier thématique : L’étude des signes religieux dans l’espace public, CNRS, 2011, p. 25. C’est notamment en renvoyant à cette analyse que je qualifie de « néo-gallicane » (ma thèse, p. 367) une proposition manifestation encore d’actualité : celle d’une formation républicaine des imams.
Plus largement, à la veille des 70 ans de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, une modification de la loi de 1905 est envisagée11V. ce communiqué commun de plusieurs organisations de défense de la laïcité, le 30 nov. ; il n’est pas possible d’exclure qu’elle vise spécialement une religion : il y aurait celle du lien à « réparer » (Emmanuel Macron le 9 avr.) et celle qu’il faudrait contrôler12V. cette tribune de Sabine Choquet, « Est-ce le rôle de l’Etat de distinguer le bon du mauvais islam ? », Le Monde le 29, p. 28 ; à propos de la jurisprudence qu’elle rappelle, v. mon (long) billet du 15 mai ; une version de la tribune de Patrick Weil a été mise en ligne le lendemain : pour les références à l’Algérie, comparer celles de ma thèse, signalées à partir de celui du 15 oct., au besoin en allant s’inspirer « de la cacherout – ensemble des règles alimentaires du judaïsme – contrôlée par le Consistoire israélite », alors que « ce modèle a été mis en place en d’autres temps, sous le règne de Napoléon Bonaparte, avant les lois de séparation »13Rachid Benzine, Le Monde le 7 mars, p. 20 et 12 sept., p. 21 ; v. aussi le 15 août, p. 23, Raberh Achi évoquant un « projet de Napoléon III de créer en 1865 un « consistoire musulman » en Algérie »..
L’année dernière, une revendication de laïcité-séparation avait été faite à Strasbourg, pendant que des crèches de Noël étaient installées au siège de la Région Auvergne-Rhône-Alpes (v. mes billets des 9 juill. et 25 févr., tous deux actualisés ce 9 déc.).
Si les affaires citées au seuil de ce billet témoignent de ce qu’elle rencontrait des limites dès sa consécration, l’idée de séparation n’était pas, dans l’entre-deux-guerres, remise en cause comme elle le sera plus tard en matière d’enseignement. Je renvoie sur ce point à mon introduction (pp. 19 à 22) et, surtout, à mes développements sur la consécration, par la loi Debré en 1959, de l’affaiblissement de la laïcité-séparation (pp. 572 et s.). J’ai notamment mobilisé les écrits de François Méjan (évoqué avec son père Louis14Et un autre juriste ayant contribué à la rédaction de la loi de 1905, Paul Grünebaum-Ballin ; v. mon billet du 28 juill. sur Jean Zay. ; Lucie-Violette Méjan, sa sœur, a réalisé à la même période sa thèse sur l’œuvre de leur père, dernier Directeur de l’Administration autonome des Cultes 15Préfacée par Gabriel Le Bras et publiée aux PUF, en 1959, elle est recensée ici, et là..
Un élément d’actualité est fourni par Elsa Forey16Elsa Forey, « Relations entre les cultes et les pouvoirs publics : le législateur prêche la confiance. Réflexions sur la loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance », AJDA 2018, p. 2141 ; publiée le mois dernier, son étude mobilise les travaux préparatoires de la loi n° 2018-727 par laquelle le législateur est « revenu sur la loi n° 2016-1691 » d’il y a exactement deux ans (dite « loi Sapin 2 »), plus précisément son article 25. L’une des interrogations finales de l’autrice est formulée ainsi : « Quid des démarches engagées par les associations chargées de l’enseignement privé confessionnel (très majoritairement catholique) auprès des pouvoirs publics ? Seront-elles considérées (…) comme des associations « à objet cultuel », dispensées de déclarer leurs activités auprès des pouvoirs publics ? Une députée le suggère sans être contredite par le ministre ou le rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale (AN, séance du 26 juin 2018) » 17Art. préc., pp. 2146-2147.
Pour conclure, il est intéressant d’envisager les Laïcités sans frontières – qu’elles soient spatiales, ou temporelles –, pour reprendre le titre de l’ouvrage ci-contre. En 2011, Jean Baubérot et Micheline Milot rappelaient, page 9, qu’Aristide Briand citait en son temps « les États-Unis, avec le Canada, le Mexique ou le Brésil, comme des pays où « l’État est réellement neutre et laïque » (Chapitre IV de son rapport à la Chambre des députés) » (4 mars 1905, p. 14918V. aussi pp. 179 et s., à partir d’une « récente étude de M. Louis Gullaine », publiée le 10 janvier 1905 à la Revue politique et parlementaire.. Fin 2018, deux dynamiques plus ou moins enthousiasmantes peuvent être évoquées : à rebours de celle signalée par cet extrait du Courrier des Balkans19« Grèce : vers la séparation de l’Église et de l’État ? », 26 nov. 2018, celle du Brésil20V. le troisième temps de mon billet du 5.
Ajout au 30 septembre 2019, pour signaler ce billet de Jean Baubérot (le 25), annonçant la parution du premier tome d’une …Histoire politique des Séparations des Églises et de l’État (1902-1908), éd. MSH ; le pluriel est justifié par une citation de Georges Clemenceau, dans L’Aurore du 18 septembre 1904 : « La séparation selon M. Ribot n’est pas du tout la séparation selon M. Combes, laquelle diffère absolument de la séparation selon M. Briand, pour ne pas parler d’un certain nombre d’autres »…
Plus d’un an plus tard, j’avais basculé certaines parenthèses en notes, dans la foulée de la publication de mon billet du 29 novembre 2020 ; le 23 février 2021, j’ai ajouté les première et dernière illustrations en le complétant21Note ajoutée le 9 mars 2021, en décalant les précédentes pour intercaler la numéro 18, à l’occasion de ce billet : v. Augustine Passilly, « Renforcement de la laïcité : un projet de loi controversé », 16-17 déc. 2020, avec le précédent, pour citer – ici aussi – Jean Baubérot (entretien avec, par Claire Legros), « Le gouvernement affirme renforcer la laïcité, alors qu’il porte atteinte à la séparation des religions et de l’État », Le Monde 15 déc. 2020, p. 30 (annoncé à la Une, ce mardi-là).
S’agissant des « 250 aumôniers de prison musulmans », l’historien invite « à s’inspirer du travail de l’armée, où les aumôniers militaires musulmans comme leurs homologues catholiques, protestants et juifs sont intégrés à l’institution en tant qu’officiers et doivent connaître l’histoire et les règles républicaines, notamment celles concernant la laïcité. Un tel dispositif n’est pas une atteinte à la laïcité » (comparer mon billet du 30 avril 2020, en note n° 51 ; v. aussi celui du 30 mars 2018, déplorant – dans le prolongement de la page 1135 de ma thèse – le peu d’activités éducatives proposées en détention – lesquelles sont d’ailleurs actuellement suspendues, ici et là) ; « En régime de séparation, les rapports entre la République et les religions sont surtout juridiques. Il serait plus logique que ce soit le ministère de la justice [et non plus celui de l’intérieur] qui gère les cultes ».
Notes
↑1 | Gaston Jèze, note sous CE, 21 mars 1930, Société agricole et industrielle du Sud-Algérien ; RDP 1931, p. 763, spéc. p. 767 |
↑2 | Paris, 13 mai 1933, Ville d’Avallon ; D. 1934, II, 101 |
↑3 | Marcel Waline, note préc., p. 103 |
↑4 | CE, 10 juin 1921, Commune de Monségur ; D. 1922, III, 26 |
↑5 | Concl. préc., p. 664 |
↑6 | Jean Baubérot, « La laïcité », in V. Duclert et C. Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2ème éd., 2007, p. 202, spéc. pp. 206-207 |
↑7 | Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, éd. MSH, 2015, pp. 61 et s., spéc. 64, en citant Jean-Paul Scot, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Seuil, 2005, p. 240 |
↑8 | CE, 15 juill. 1938, Association cultuelle d’Allondans-Dung et Consistoire de Montbéliard, Rec. 673, spéc. p. 674 |
↑9 | Vincent Valentin, « Remarques sur les mutations de la laïcité. Mythes et dérives de la « séparation » », RDLF 2016, chron. n° 14 |
↑10 | Pierre-Henri Prélot, Société, Droit & Religion n° 2, Dossier thématique : L’étude des signes religieux dans l’espace public, CNRS, 2011, p. 25 |
↑11 | V. ce communiqué commun de plusieurs organisations de défense de la laïcité, le 30 nov. |
↑12 | V. cette tribune de Sabine Choquet, « Est-ce le rôle de l’Etat de distinguer le bon du mauvais islam ? », Le Monde le 29, p. 28 ; à propos de la jurisprudence qu’elle rappelle, v. mon (long) billet du 15 mai ; une version de la tribune de Patrick Weil a été mise en ligne le lendemain : pour les références à l’Algérie, comparer celles de ma thèse, signalées à partir de celui du 15 oct. |
↑13 | Rachid Benzine, Le Monde le 7 mars, p. 20 et 12 sept., p. 21 ; v. aussi le 15 août, p. 23, Raberh Achi évoquant un « projet de Napoléon III de créer en 1865 un « consistoire musulman » en Algérie ». |
↑14 | Et un autre juriste ayant contribué à la rédaction de la loi de 1905, Paul Grünebaum-Ballin ; v. mon billet du 28 juill. sur Jean Zay. |
↑15 | Préfacée par Gabriel Le Bras et publiée aux PUF, en 1959, elle est recensée ici, et là. |
↑16 | Elsa Forey, « Relations entre les cultes et les pouvoirs publics : le législateur prêche la confiance. Réflexions sur la loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance », AJDA 2018, p. 2141 |
↑17 | Art. préc., pp. 2146-2147 |
↑18 | V. aussi pp. 179 et s., à partir d’une « récente étude de M. Louis Gullaine », publiée le 10 janvier 1905 à la Revue politique et parlementaire. |
↑19 | « Grèce : vers la séparation de l’Église et de l’État ? », 26 nov. 2018 |
↑20 | V. le troisième temps de mon billet du 5 |
↑21 | Note ajoutée le 9 mars 2021, en décalant les précédentes pour intercaler la numéro 18, à l’occasion de ce billet : v. Augustine Passilly, « Renforcement de la laïcité : un projet de loi controversé », 16-17 déc. 2020 |