Billet invité : en Mauritanie, un système éducatif en péril

Il y a tout juste un an était publié un article d’Achille Mbembe, écrivant que l’Afrique « aura été – l’escalade technologique en moins – l’un des laboratoires privilégiés » de « ce que l’on appelle « l’État néolibéral autoritaire » » (Le Monde.fr 18 déc. 2018). Quelques jours plus tôt, une vidéo était postée par le GIESCR (Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights) ; l’organisation Right to Education Initiative (RTE) y renverra dans son e-Bulletin d’avril : intitulée « Privatisation et marchandisation de l’éducation en Mauritanie », cette vidéo comprend un « appel à (…) toute la diaspora » d’Aminetou Mint Al-Moctar[1].

Ces quelques minutes m’avaient fait penser à la thèse de Youssouf Ba : j’avais assisté à sa soutenance – à Grenoble, le 16 juin 2015 –, et je l’évoque en introduction de la mienne (2017, en note de bas de page 55, n° 249). Je lui avais soumis l’idée de ce deuxième « billet invité », quand il pourrait compte tenu de ses activités d’enseignement à Nouakchott (où il a lancé un établissement d’enseignement supérieur privé, l’École Supérieure Professionnelle et Interdisciplinaire : ESPRI) ; nous le publions en cette journée internationale des migrant·e·s, qui marque aussi le quarantième anniversaire de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[2].

Mes remerciements à Youssouf pour avoir rédigé ce billet, en l’élargissant à d’autres problèmes du système éducatif mauritanien[3].

Carte situant la Mauritanie en Afrique (ascoma.com)

Il y a quelques mois, le Ministère de l’éducation nationale devenu Ministère de l’enseignement primaire et de la réforme, annonçait le concours de recrutement de cinq mille enseignants contractuels pour en finir avec la pénurie d’enseignants et les classes multigrades. Si cette annonce a été globalement bien accueillie, il n’en demeure pas moins que des interrogations et des inquiétudes demeurent.

C’est dans ce sens que le Comité des droits de l’enfant, dans ses observations préliminaires lors de la Soixante-dix-neuvième session tenue du 17 septembre au 5 octobre 2018, demandait à la Mauritanie de « fournir de plus amples renseignements sur les mesures prises pour améliorer la qualité de l’éducation ainsi que les infrastructures scolaires, pour éliminer tous les frais scolaires y compris les frais cachés, pour augmenter les taux d’achèvement du cycle primaire et pour développer des installations scolaires » (CRC/C/MRT/CO/3-5, 26 nov. 2018).

Cette préoccupation est d’autant plus pertinente qu’il est fait constat, ces dernières années, d’une forte dégradation liée à la baisse du niveau des élèves, la vente tous azimuts des écoles publiques situées en plein centre ville (sans une réelle politique de remplacement), la mauvaise qualité des infrastructures éducatives, la prolifération des écoles privées et la pénurie d’enseignants. À cet effet, le taux de réussite au Baccalauréat de l’année scolaire 2018-2019 – qui n’atteint pas 8% sur l’ensemble du territoire national – est révélateur de l’échec du système éducatif mauritanien et justifie les inquiétudes des ONG. Trois problèmes méritent d’être successivement abordés : l’un est actuel (I), les deux autres sont structurels (II).

I : Un problème actuel, la marchandisation de l’éducation

Un groupe d’organisations formé par l’Association des Femmes Chefs de Famille (AFCF), la Coalition des organisations mauritaniennes pour l’éducation (COMEDUC) et de l’Initiative mondiale pour les droits économiques, sociaux et culturels (GI-ESCR) a soulevé plusieurs difficultés. Elles sont liées d’une part à la politique de privatisation de l’éducation (A), entreprise par les différents gouvernements qui se sont succédé. D’autre part, est apparu plus récemment un autre phénomène beaucoup plus inquiétant : la vente des écoles publiques (B), transformées en commerce sans pour autant que l’État mauritanien ne mette en place des politiques d’accompagnement et de réorientation des enfants qui sont issus de ces écoles.

A : La prolifération des écoles privées

L’école publique mauritanienne est malade. En effet, les carences en manuels scolaires, les lacunes de l’éducation dans les langues nationales et surtout le statut des enseignants et le faible niveau de leurs qualifications sont les caractéristiques essentielles du système éducatif mauritanien. Nous le soulignions dans notre thèse consacrée au droit à l’éducation en Mauritanie (p.155) : « La situation des infrastructures éducatives publiques est telle que les couches moyennes et supérieures ont tendance à tourner le dos à l’enseignement public pour inscrire leurs enfants dans le privé. L’inégalité des chances devant l’instruction se manifeste par l’exclusion des enfants qui ne peuvent pas accéder à l’école, mais aussi par la mise sur pied d’une école à deux vitesses ». Ainsi, la part des élèves qui fréquentent les écoles privées prend de plus en plus d’importance en Mauritanie.

Une école primaire, dans le département de M’Bout (sud de la Mauritanie), ©Photononstop (jeuneafrique.com 23 juin 2017)

La dégradation de l’éducation publique ayant entraîné l’augmentation du nombre d’inscription dans les établissements scolaires privés, accentue les inégalités entre les citoyens mauritaniens. L’inscription dans ces établissements étant conditionnée au paiement des frais de scolarité, ceux qui n’en ont pas les moyens se voient obligés de rester dans le circuit scolaire public. Selon Philip Alston, rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, « seulement 380 des 4 430 établissements d’enseignement primaire de Mauritanie avaient l’électricité en 2014/15. Il convient de noter que, sur ces 380 écoles, 289 étaient des écoles privées » (A/HRC/35/26/Add.1, 8 mars 2017). Or, il est communément admis qu’en l’absence de qualité des infrastructures, le droit à l’éducation est compromis.

Se désengageant de plus en plus de l’éducation, les dirigeants mauritaniens ont mis en danger l’école publique. En effet, la privatisation de l’enseignement s’est particulièrement exacerbée ces dernières années. S’inscrivant dans le cadre des politiques d’ajustement structurel imposés par la Banque Mondiale et le Fond Mondial International, la Mauritanie s’est lancée dans une politique de privatisation de l’enseignement sans pour autant qu’il y ait une réelle politique de régulation. Cette préoccupation avait été relevée dans le cadre de notre thèse (p.240) : « En Mauritanie, les écoles privées se multiplient un peu partout dans le pays, non dans une optique de satisfaire la liberté d’enseignement, mais elles deviennent de véritables entreprises privées tournées vers la recherche de profit ». Le système éducatif mauritanien s’est rapidement privatisé durant les vingt dernières années, suite à l’autorisation et la promotion de l’enseignement privé par le gouvernement, et en raison du manque de régulation et d’encadrement des acteurs privés dans l’éducation. S’il agit d’une liberté éducative, cette prolifération ne doit pas conduire à la décadence de l’éducation publique.

Entre manque cruel d’enseignants, absence d’infrastructures, l’accès à l’éducation est plus que jamais compromis. Se désolant de cette situation, Madame Aminetou Mint Al-Moctar – présidente de l’Association des Femmes Chefs de Famille à l’initiative du rapport sur la privatisation de l’éducation – note que les « autorités mauritaniennes ont une obsession mercantiliste. On a l’impression qu’elles n’aiment pas ce qui marche. Elles cultivent la médiocrité et combattent l’excellence. La transformation des écoles publiques en centres commerciaux est révélatrice de l’intérêt qu’elles portent à l’éducation ». Or, il est admis que l’obligation de l’État subsiste, même en cas de privatisation de l’éducation, ce qui passe par la mise en place d’un cadre réglementaire concernant les normes, la qualité et les contenus de l’enseignement et, surtout, garantissant un plein respect du principe fondamental de non-discrimination dans l’éducation ; autrement dit, « l’éducation privée doit être convenablement règlementée » (« Avantages et inconvénients de l’éducation privée et publique en Afrique », unesco.org 12 nov. 2018 ; citant également Ann Skelton, avec Koumbou Boly Barry à propos des nouveaux Principes d’Abidjan, right-to-education.org 14 févr. 2019 ; de cette dernière, Rapporteure spéciale des Nations Unies sur le droit à l’éducation – depuis août 2016, v. A/HRC/41/37, 10 avr. 2019

En Mauritanie, la part des élèves dans le privé a été multipliée par plus de huit en seulement seize ans selon le rapport sur la privatisation et la vente des écoles publiques. Si l’efficacité interne d’un système éducatif se mesure par sa capacité à retenir à l’école le plus d’élèves possible qui accèdent à chacun de ses niveaux d’enseignement, et sa qualité par le niveau moyen des acquisitions des élèves qu’il scolarise, le système mauritanien est loin de s’inscrire dans cette dynamique. En plus de cette prolifération anarchique des écoles privées, le bradage des écoles publiques à des hommes d’affaires pour les transformer en commerces montre à quel point l’éducation publique en Mauritanie n’est pas prête de s’aligner sur les standards internationaux.

B : La vente des écoles publiques

En Mauritanie, nombre d’enfants ne sont scolarisés ni dans le primaire ni dans le secondaire.  Le système en place s’est livré au bradage du domaine public éducatif par la vente de plusieurs bâtiments qui faisaient office d’écoles sans pour autant qu’il y ait une politique de substitution, en mettant ainsi en péril un système éducatif qui avait, déjà, du mal à décoller. L’ensemble de ces bâtiments a été transformé en commerce. À cet effet, lors de la présentation du Rapport de la Mauritanie sur les droits de l’enfant, le Comité avait exprimé dans ses observations de novembre 2018 « sa profonde préoccupation face à la fermeture récente sans remplacement apparent de six écoles publiques à Nouakchott, le taux élevé d’analphabétisme, la faible disponibilité de l’éducation préscolaire et primaire, et la prolifération des écoles privées qui rendent l’enseignement de qualité à un coût prohibitif pour les enfants vivants dans des situations défavorisées ou vulnérables ». Et d’ajouter : « L’État n’a pas été en mesure de préciser pourquoi de telles mesures ont été prises ou si des mesures de précaution ont été adoptées pour éviter la perte de l’accès à l’éducation de ces enfants » (CRC/C/MRT/CO/3-5, préc.). Le Comité part des préoccupations soulevées par le collectif d’ONG dont AFCF qui met l’accent sur la politique que le gouvernement mauritanien était en train de mener en matière éducative.

Démolition de l’« École justice » à Nouakchott (mauriweb.info 2 févr. 2016)

L’obligation de l’État consiste en la mise en place d’une offre scolaire suffisante et de qualité, à veiller à ce que l’accès à cette éducation ne fasse l’objet d’aucune discrimination entre tous les enfants. Ne se considérant « aucunement » liées par ces impératifs, les autorités mauritaniennes se sont livrées à une marchandisation croissante du domaine public éducatif ayant « entrainé la fermeture de six écoles qui se trouvaient dessus, ce qui pourrait avoir mené à la déscolarisation permanente de milliers d’enfants : aucune autre école ayant été ouverte par les autorités publiques en substitution et de nombreuses familles n’ont pas les moyens de scolariser les enfants dans les écoles privées proches » (rapport préc.).

Considéré comme un droit fondamental dans ses multiples facettes, le droit à l’éducation souffre en Mauritanie d’une effectivité relative. La réception de ce droit en tant que droit issu du droit international des droits de l’homme, droit qui s’impose aux États en raison de son caractère objectif, fait face à de nombreux obstacles. « Sur le plan international, la Mauritanie se situe dans la moitié inférieure des pays en ce qui concerne les dépenses consacrées à l’éducation en pourcentage du PIB » selon le Rapport Alston précité. Aujourd’hui encore, plusieurs interrogations restent sans réponses parmi lesquelles, les raisons ayant conduit à la fermeture des écoles, les mesures prises pour donner accès à une école publique équivalente aux enfants affectés, et s’assurer qu’aucun enfant ne soit touché à l’avenir par la commercialisation des terrains d’écoles, la diminution des salles de cours dans les écoles publiques, bien qu’il y aient encore de nombreux enfants non-scolarisés, et l’augmentation très forte et très rapide d’écoles privées peu régulées. Or, comme le souligne ce rapport, la « marchandisation et la privatisation de l’éducation de facto nourrie par ce désengagement de l’État pourrait être source de discriminations, d’inégalités, et nourrir de nombreux autres problèmes liés aux droits humains tels que la participation aux affaires publiques et le droit à l’éducation ».

Si cette marchandisation croissante a remis le système éducatif mauritanien au centre des débats, il a toujours été confronté dans son développement à deux problèmes structurels.

II : Deux problèmes structurels

L’école mauritanienne a été et reste l’objet d’une forte instrumentalisation de la part des autorités. Les débats se sont souvent cristallisés sur des questions d’ordre identitaire (A) ainsi que sur les inégalités économiques et sociales (B).

A : La prégnance des questions identitaires

« La politique linguistique est un moyen qui permet de pratiquer la discrimination. Un État a tout à fait le droit de désigner une seule langue officielle, ce que la Mauritanie a fait en choisissant l’arabe. Cependant, dans un État multilingue, dans lequel de nombreuses personnes ne parlent pas la langue officielle, il incombe au Gouvernement de faire preuve de flexibilité raisonnable plutôt que d’exiger que toutes les communications officielles soient en arabe. Il n’est pas difficile de déterminer qui profite et qui pâtit d’une telle politique ». Si ces propos ressortent du rapport Alston sur l’extrême pauvreté en 2017, cette problématique a toujours été au cœur des débats sur le système éducatif mauritanien.

Dès la veille de l’accession de la Mauritanie à l’indépendance (28 novembre 1960), il a été pris en otage par les antagonismes politiques et communautaires. Ils opposaient, d’une part, la Communauté arabo-berbère qui prône « la réhabilitation de l’identité culturelle du pays » qui passe, nécessairement, par la reconnaissance de la langue arabe dans la Constitution et son introduction dans le système éducatif, et la communauté négro-mauritanienne favorable au maintien du français car, majoritairement, formée dans cette langue. Ainsi, entre 1959 et 1999, il y a eu cinq réformes controversées qui avaient été mises en chantier dans la passion et la précipitation. Elles avaient été guidées, essentiellement, pour une partie de la communauté mauritanienne, par une idéologie dont la motivation exclusive a été et demeure l’utilisation de la langue arabe.

Photo-reportage de Mohamedou B. Tandia au lycée de Kaédi (24 janv. 2014, cridem.org 1/2)

La première réforme date de 1959 et avait été mise en place dans le but de « réajustement » c’est-à-dire accordé davantage d’heures de cours à l’arabe à côté du français qui était la principale langue d’enseignement. Il s’agissait d’accorder une place plus importante à l’arabe. Cette volonté sera concrétisée à travers la réforme de 1967 qui consacre le bilinguisme français/arabe. La réforme qui s’en suivra en 1973 achève le processus d’arabisation en instauration l’unilinguisme arabe. Hormis de timides efforts entrepris vers la fin des années 1970 – qui ont permis l’introduction des langues dites nationales dans l’enseignement et la création d’un Institut supérieur ayant pour vocation de les promouvoir –, aucune mesure d’envergure, aucune politique publique n’a été menée pour la prise en compte des spécificités linguistiques et culturelles du pays. Après cette petite parenthèse consacrant l’intégration des langues nationales (Pularr, Soninké, Wolof) – via la réforme de 1979 –, le bilinguisme français/arabe est restauré.

Dès lors, les débats se sont cristallisés sur le socle sur lequel doit reposer le système éducatif mauritanien. La Mauritanie est un pays multilinguistique et ce caractère a, d’ailleurs, été reconnu dans la Constitution de 1991. L’Arabe est reconnu comme étant la « langue officielle », à côté des « langues nationales » précitées. Ce statut n’a toujours pas eu un impact significatif dans la reconnaissance effective et la promotion de ces langues. Depuis la dernière réforme de 1999 qui a unifié le système éducatif mauritanien, deux langues sont utilisées pour l’enseignement. Le français pour les matières dites « scientifiques » et l’arabe pour les matières dites « culturelles ».

Le débat sur la nécessité de faire de l’arabe l’unique langue d’administration et d’enseignement se pose, aujourd’hui encore, avec acuité. De nombreux députés et défenseurs de la langue arabe appelle à en finir avec l’usage du français afin de « respecter l’identité du pays ». C’est pourquoi, depuis bientôt une dizaine d’années, on parle des états généraux de l’éducation pour procéder à une réforme en profondeur du système éducatif mauritanien.

Ce débat a occulté et continue encore d’occulter les questions essentielles concernant l’éducation à savoir la qualité et la nécessité de la mise en place d’une infrastructure suffisante pour répondre au besoin des mauritaniens d’avoir accès à l’éducation. La qualité et la disponibilité des infrastructures et des équipements éducatifs satisfaisants ont été reléguées au second plan des préoccupations. Or, la situation d’extrême pauvreté que vit la grande majorité des mauritaniens ne permet pas de couvrir les dépenses liées à l’éducation des enfants. C’est ainsi que se sont exacerbées les inégalités économiques et sociales en termes d’accès à l’éducation.

B : Les inégalités économiques et sociales

Il est communément admis aujourd’hui que la décision d’inscrire un enfant à l’école, de lui faire poursuivre les études ou de les abandonner, est tributaire, pour partie, des conditions socio-économiques du ménage et de son appréciation de l’école.

Photo-reportage de Mohamedou B. Tandia au lycée de Kaédi (24 janv. 2014, cridem.org 2/2)

La population mauritanienne est majoritairement pauvre. Selon le Rapport sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement en 2015, en Mauritanie, « 55,6 % de la population serait concernée par la pauvreté multidimensionnelle, ce qui signifie que les ménages sont confrontés à des difficultés multiples qui ont trait, non seulement au niveau de vie, mais aussi à l’éducation et à la santé, et on compterait par ailleurs 16,8 % de ménages proches de la pauvreté multidimensionnelle. De ce fait, seule une minorité de mauritaniens peut inscrire ses enfants dans des écoles privées de bonne qualité. En effet, même si les coûts sont parfois considérés comme étant bas, ceux-ci restent un obstacle à l’accès à ces écoles pour beaucoup de familles qui n’arrivent même pas à subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Les frais de scolarité constituent un obstacle majeur à la scolarisation des enfants issus des milieux défavorisés. Ainsi, on constate de grandes disparités éducatives au détriment des groupes marginalisés et ceux vivant dans les zones rurales.

Face à la dégradation du système éducatif traditionnel, les autorités mauritaniennes se sont lancées dans un politique de création et de promotion des « écoles d’excellence ». Ces écoles qui répondent aux normes en termes de qualité d’enseignement et d’infrastructures constituent un nouveau facteur de discrimination dans la mesure où ce sont les enfants des tenants du système qui en bénéficient presque exclusivement. L’État a injecté énormément d’argent dans ces écoles parallèles au lieu de résoudre le problème auxquels sont confrontées les écoles « traditionnelles ».

Aujourd’hui encore, beaucoup de voix s’élèvent pour dénoncer cette pratique qui exacerbe les disparités, tout comme les tensions entre les différentes communautés, en mettant l’avenir du pays en danger. L’accent devrait être mis sur la nécessité d’un financement public qui permette le développement d’une offre scolaire suffisante et l’amélioration de la couverture scolaire et qui prenne en compte les attentes de l’ensemble des communautés pour bénéficier du droit à l’éducation.

Youssouf Ba


Notes du texte introductif, par Thomas Bompard :

[1] V. ce portrait de Christophe Châtelot, « En Mauritanie, une femme en lutte contre toutes les injustices », Le Monde.fr 26 nov. 2017, précisant notamment qu’elle « a commencé à se battre dès son plus jeune âge », et été « exclue de l’école ».

Appel grenoblois à manifester (le-tamis.info)

[2] Extrait de l’appel ci-contre : « Nous marcherons pour la ratification par la France de la « convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille », adoptée par l’ONU le 18 décembre 1990 ; v. ma note de bas de page 723 (n° 596). La CEDEF (CEDAW en anglais) fête quant à elle ses quarante ans : v. mes pp. 785 et s., puis 1185 à propos de CAA Nancy, 2 oct. 2018, n° 18NC00536, cons. 1 et 8 (invocation par un homme, « ressortissant de la République de Guinée né le 19 mai 1998 », avec d’autres dispositions liées à l’article 26 de la DUDH ; la réponse n’en est pas moins curieuse : comparer avec les cons. 7 et 9, concernant respectivement l’article L. 111-1 du Code de l’éducation – reconnaissant le « droit à l’éducation » au plan national – et l’article 8 de la CEDH).

[3] Trois séries de remarques à partir du billet de Youssouf :

  • La « privatisation de l’éducation » était explicitement dénoncée depuis un mois, fin novembre, par les étudiant·e·s de l’université Jawaharlal-Nehru (JNU), à New Delhi. La revendication liée était, selon une autre citation (traduction), « une éducation abordable et accessible ». La journaliste Sophie Landrin de préciser qu’« un député du BJP [Bharatiya Janata Party], Subramanian Swamy, a proposé de fermer la JNU pour deux ans, le temps de la débarrasser des « éléments antisociaux » et de la rebaptiser pour effacer le nom de Nehru, premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante, homme de gauche et ardent défenseur du sécularisme, honni des nationalistes hindous. (…) Elle [est l’une de leurs cibles depuis] leur arrivée au pouvoir, en 2014 » (« Inde : le combat pour préserver l’université Nehru », Le Monde 29 nov. 2019, p. 5 ; la Jamia Millia Islamia, une autre université de la capitale, a quant à elle « lancé le mouvement de protestation » – violemment réprimé ce dimanche – contre la réforme de la loi sur la nationalité : lire l’éditorial « Menace sur la laïcité indienne », Le Monde.fr 17 déc. 2019 et, annoncé à la Une de demain – le 19 –, deux articles en page 2).
  • Le mot « langue » renvoie à une cinquantaine d’occurrences dans ma propre thèse, mais ce n’est pas une entrée que j’ai privilégiée pour aborder l’émergence du droit à l’éducation dans le contexte des laïcités françaises. Dans la décision rendue cet été par le Conseil constitutionnel, l’un des deux articles déclarés « contraires » à la Constitution prévoyait « une information des familles sur l’« intérêt » et les « enjeux » des offres d’apprentissage des langues et cultures régionales » (article 33, selon CC, 25 juill. 2019, Loi pour une école de la confiance, n° 2019-787 DC, cons. 14 et 12). Le 6 août 2015 (Loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, n° 2015-717 DC), les juges constitutionnels n’avaient pas vu d’obstacle à ce qui allait devenir l’article 101 de la loi NOTRe (n° 2015-991 du 7 août). Depuis le 23 juillet 2008, les « langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » (art. 75-1 de la Constitution). D’un point de vue historique, v. Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, La découverte, 2012, en note de bas de page 58 : « certaines langues régionales ont été traitées avec une relative tolérance (l’occitan, par exemple), d’autres beaucoup plus durement (le breton, le basque), comme le montre Jean-François Chanet dans L’école républicaine et les petites patries (Aubier, 1996) » ; pour un titre en écho, Les hussards noirs de la colonie. Instituteurs africains et « petites patries » en AOF (1913-1960), éd. Karthala, 2018 (signalé par Céline Labrune-Badiane et Étienne Smith, « Idées reçues sur l’école coloniale », AOC 14 mars 2019).
  • Enfin, je tiens à signaler en tant que citoyen français qu’avant l’été, la porte-parole du quai d’Orsay a tenu à « félicite[r] » le candidat élu à l’issue de l’élection présidentielle ; et de « salue[r son] bon déroulement », en la qualifiant de « moment démocratique historique » (citée par Marie Verdier, « En Mauritanie, l’élection du président est un « nouveau coup d’État » pour l’opposition », La Croix (site web) 26 juin 2019) ; ayant succédé le 1er août à Mohamed Ould Abdelaziz (2009-2019), Mohamed Ould Ghazouani s’est vu offrir un entretien exclusif dans Le Monde du 4 décembre, dans lequel il soutient que le « G5 est un regroupement [d’armées sahéliennes] qui réussit bien. [Au plan intérieur, il récuse l’existence d’]une situation qui nécessite un dialogue inclusif » avec l’opposition, demandeuse d’un tel dialogue (p. 4, entretien avec Christophe Châtelot, auteur le 11 d’un article titré « Clarification post-électorale au sommet de l’État mauritanien », p. 32)…

Billet invité : les crimes des Khmers rouges, un génocide ?

Dans un précédent billet, je citais un article d’Antoine Flandrin intitulé « Génocides : la recherche française comble son retard » ; il y notait aussi que « peu de chercheurs en France travaillent sur les crimes khmers rouges », notamment.

Au mois d’octobre 2018, Charlotte Mancini m’indiquait poursuivre sa formation d’avocate à Phnom Penh, dans une équipe de défense d’un ancien dirigeant Khmer rouge renvoyé devant les tribunaux cambodgiens ; je lui avais proposé la rédaction d’un billet relatif à ces crimes : son intérêt a été renforcé fin 2018 par une décision remarquée[1], mais aussi par les annonces faites le 4 décembre, suite au Rapport de la Mission Génocides (CNRS éd.), près de vingt-cinq ans après le déclenchement de celui des Tutsi, le 7 avril 1994.

Le journaliste précité indique en effet que « le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, s’est engagé à introduire en cours d’année scolaire un temps de travail et de réflexion partagé avec les élèves sur l’importance de la recherche face aux théories du complot et aux « fake news », les génocides et les crimes de masse. La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a quant à elle validé la formation d’un Réseau international de recherches et la création d’un Centre international de ressources sur les génocides, les crimes de masse, les violences extrêmes et les esclavages » (Le Monde 11 déc., p. 25).

Mes remerciements à Charlotte pour ce billet, le premier qualifié d’« invité » sur ce site.

Carte issue du site de l’association AVSF (Agronomes et vétérinaires sans frontières)

Le 17 avril 1975, Phnom Penh était évacuée sous les ordres des Khmers rouges ; le régime du Kampuchéa Démocratique était instauré. Ils pratiquent une politique d’élimination des personnes cadres, éduquées et « ennemies » qui ne partagent pas leurs idées, en les envoyant dans des centres de torture et d’exécution. Le reste de la population est déporté dans des camps de travail forcé. Cela aboutira au total à la mort de près de deux millions de cambodgiens. Les crimes commis durant trois ans, huit mois, et vingt jours, prennent fin le 6 janvier 1979, lorsque le Vietnam envahit le Cambodge.

Si la mémoire collective fait généralement référence au « génocide » Khmers rouges[2], cette qualification est pourtant discutable d’un point de vue juridique. Un génocide se définit comme la commission de certains actes « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel »[3]. La caractérisation d’un génocide nécessite donc la démonstration d’une intention spécifique de l’auteur de détruire un groupe en tant que tel[4].

Les crimes commis par les Khmers rouges avaient été qualifiés de génocide en 1979, lorsque le Tribunal populaire révolutionnaire avait condamné à mort par contumace Pol Pot – leur leader –, et Ieng Sary – considéré comme le numéro deux du régime –, pour génocide. Pourtant, les exactions commises par les Khmers rouges contre le peuple khmer ne peuvent être qualifiées de génocide, au sens de la définition de 1948, puisqu’ils appartiennent au même groupe ethnique.

Un « auto-génocide » a parfois été évoqué pour décrire la situation dans laquelle l’auteur d’un génocide élimine des individus appartenant au même groupe que lui. Cependant, il apparaît que les dirigeants Khmers rouges ne ciblaient pas les Khmers en raison de leur ethnicité, mais car ils les considéraient comme « ennemis »[5]. Le groupe visé par les Khmers rouges appartenait donc à un groupe que l’on peut qualifier de politique, ce qui n’entre pas dans la définition légale d’un génocide.

Le bâtiment accueillant les C.E.T.C. (juill. 2011)

Néanmoins, le 16 novembre 2018, la Chambre de première instance des Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens (C.E.T.C.)[6] a condamné pour la première fois deux anciens dirigeants Khmers rouges du chef de génocide, non pas contre la population khmère, mais contre les Vietnamiens vivant au Cambodge et les Cham, une minorité religieuse. À ce jour, seul un résumé du jugement a été publié[7], dont la version complète devrait être accessible très prochainement[8].

D’une part, s’agissant des Cham, la Chambre a jugé que même si la dispersion dans différentes parties du Cambodge de cette minorité s’inscrivait dans un mouvement plus général de transfert de la population, les Cham ont été spécifiquement ciblés « à la suite des rébellions qui avaient éclatées en raison des restrictions qui leur avaient été préalablement imposées et qui les empêchaient de se conformer à leurs traditions religieuses et culturelles »[9]. La juridiction établit également de nombreux cas d’arrestations et d’exécutions de personnes chames, en raison de leur appartenance à ce groupe, alors que les personnes non-chames étaient épargnées.

D’autre part, la Chambre a estimé qu’il existait dès 1975 une politique nationale visant à l’expulsion des personnes d’origine vietnamienne vivant au Cambodge, et a établi que des meurtres ont été commis à leur encontre de manière systématique et à grande échelle[10].

Les crimes commis contre la population khmère, notamment la création et l’exploitation des coopératives et des sites de travail forcé, ont quant à eux été qualifiés de crime contre l’humanité de persécution pour motifs politiques[11].

Si cette condamnation du génocide des minorités a eu un retentissement symbolique au Cambodge, elle peut apparaître insuffisante puisqu’elle ne concerne pas la majorité de la population khmère qui a subi les exactions commises par les Khmers rouges[12].

Peinture réalisée par Vann Nath (infographie Le Monde.fr), artiste cambodgien,
l’un des seuls survivants du centre de torture S-21 à Phnom Penh.

Auparavant, les procédures conduites par les C.E.T.C. avaient abouti à la condamnation de Kaing Guek Eav alias Duch, ancien Directeur du célèbre centre de détention et de torture S-21 à Phnom Penh, ainsi que de Khieu Samphân et Nuon Chea – respectivement ancien Premier ministre du Kampuchéa démocratique et bras droit de Pol Pot – pour crimes contre l’humanité et violations graves des Conventions de Genève de 1949. Aucune de ces décisions de justice ne fait référence à la commission d’un génocide.

Charlotte Mancini

[1] Bruno Philip, « Cambodge : le génocide khmer rouge reconnu pour la première fois par le tribunal international », Le Monde.fr 16 nov. 2018 ; le 19, Guillaume Erner invitait sur France Culture l’historien Hugues Tertrais, auteur de L’Asie pacifique au XXe siècle (Armand Colin, 2015).

[2] L’Assemblée générale des Nations-unies y a également fait référence dans sa résolution 52/135 du 27 février 1998.

[3] Article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948. À propos des femmes yézidis, à l’occasion de la « remise du prix Nobel à Nadia Murad » (et Denis Mukwege), v. Manon Yzermans, « De l’importance symbolique aux limites juridiques du prix Nobel de la paix 2018 », La Revue des Droits de l’Homme ADL 16 déc. 2018, § 20

[4] Recensant récemment Les Échos de la Terreur, Antoine Flandrin note que, pour « réfuter la thèse du génocide vendéen soutenue par Reynald Secher et Pierre Chaunu », l’auteur relève que « l’État n’est pas le commanditaire explicite des massacres des Vendéens, qui ne sont ni une race ni un groupe identifié en tant que tel, et parler de “génocide” revient à oublier toutes les répressions dans les autres régions contre-révolutionnaires. L’historien n’en minimise pas les crimes pour autant : la hauteur de son estimation – 250 000 tués, contre 120 000 ou 180 000 habituellement lui vaut d’être vertement critiqué » (« Jean-Clément Martin… Révolutionne la Terreur », Le Monde des Livres 14 déc. 2018, p. 10).

[5] Timothy Williams, “The Cambodian ‘auto-genocide’ – musings on a concept that needn’t exist”, 13 Jan. 2015, Heinrich Böll Stiftung.

[6] En vue de la poursuite en justice des anciens hauts responsables Khmers rouges, le gouvernement cambodgien a créé en 2003, avec l’aide des Nations-unies, les C.E.T.C. ; son travail se poursuit jusqu’à ce jour. Pour plus d’informations, voir https://www.eccc.gov.kh/fr

[7] Dossier 002/02, Chambre de Première instance, Résumé du jugement, 16 novembre 2018, en ligne.

[8] Le juge cambodgien YOU Ottara a rédigé une opinion séparée concernant le chef de génocide, laquelle sera accessible lors de la publication de la version complète du jugement.

[9] Résumé du jugement, paras 27-30

[10] Ibid., paras 31-34

[11] Ibid., para. 19

[12] Dans une tribune intitulée « Génocide khmer rouge : l’occasion manquée », Jean-Louis Margolin, chercheur à l’Institut de Recherches Asiatiques, déplore une occasion manquée d’élargir la définition des critères du génocide, ce qui aurait eu pour effet de renforcer l’introspection des cambodgiens sur leur passé (Asialyst 29 nov. 2018).

Ajout au lendemain de la publication de ce billet, pour renvoyer au commentaire (publié le même jour, diffusé par mail au matin de ce lundi 4) de Marie Nicolas-Gréciano, « Justice et vérité sur le génocide cambodgien », La Revue des Droits de l’Homme ADL 3 mars 2019